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Maintenant et à l’heure de notre mort
Pierre-Marie Varennes

Le Martyre de saint Matthias (v. 1435)
Stefan Lochner (v. 1410-1451)
Saint Matthias meurt prosterné devant le Christ dont il fut le serviteur fidèle : dans la représentation qu’il donne de la décollation de l’Apôtre, Stefan Lochner a mis l’accent sur son humilité. Parmi les Apôtres, on pourrait dire que Matthias fut le plus petit. Jésus n’a choisi ses proches ni parmi les savants, ni parmi les puissants ; de certains nous savons très peu de choses ; mais de Matthias, particulièrement, tout contribue à faire celui qui sert sans attendre de récompense. Désigné pour remplacer Judas, il n’apparaît donc pas dans l’Évangile mais uniquement dans les Actes des Apôtres, lorsque Pierre propose de choisir parmi « des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, depuis le commencement, lors du baptême donné par Jean, jusqu’au jour où il fut enlevé d’auprès de nous. […] » On en présenta deux : Joseph appelé Barsabbas, puis surnommé Justus, et Matthias. Ensuite, on fit cette prière : « Toi, Seigneur, qui connais tous les cœurs, désigne lequel des deux tu as choisi pour qu’il prenne, dans le ministère apostolique, la place que Judas a désertée en allant à la place qui est désormais la sienne . » On tira au sort entre eux, et le sort tomba sur Matthias » (Ac 1, 21-26). Signe de la permanence de l’Église à travers la fidélité des hommes, Matthias partit évangéliser, à l’instar des autres Apôtres ‒ sans doute en Judée, peut-être jusqu’en Éthiopie ‒ et, comme eux, donna sa vie. Choisi par l’Église, après l’Ascension, sans qualité distinctive qui nous soit rapportée, sans intervention miraculeuse, et néanmoins envoyé comme les autres, et comme eux devenu non plus disciple, mais ami, Matthias nous offre un modèle d’obéissance confiante.
Témoin de la résurrection
Au moment du choix de Matthias, Pierre formule l’appel essentiel des Apôtres : être témoins de la résurrection du Christ. Ils le furent au sens le plus exigeant du terme, puisque « martyr » signifie « témoin » : en donnant leur vie. C’est ce qu’expriment de manière frappante les deux panneaux d’un retable peint par Stephan Lochner. On y voit treize martyrs, répartis sur douze scènes, Simon et Jude périssant ensemble, et saint Paul venant compléter l’ensemble. Ils encadraient un jugement dernier. Lochner est un artiste très renommé dans la Cologne du xve siècle, à la tête d’un grand atelier. L’examen de l’œuvre a montré que Lochner avait effectué le dessin, ainsi que les visages, laissant ses apprentis appliquer les couleurs. Très coloré, très animé, sur fond doré, cet ensemble de douze scènes forme un tout chatoyant et violent à la fois, dans un style réaliste qui individualise chaque visage.
Matthias est représenté âgé, ce qui est loin d’être le cas des autres Apôtres du retable. La manière de sa mort est sujette à débat : le plus souvent, il est figuré avec une hache et l’on parle de décapitation, peut-être après une lapidation. La posture agenouillée du vieil homme, sur le panneau de Lochner, s’accorde avec cette tradition. La peinture est organisée de manière contrastée. À une partie droite du panneau, statique, s’oppose la partie gauche dépeignant les bourreaux. Leurs trois armes, brandies à des angles différents, ainsi que les positions de leurs bustes, suggèrent un mouvement qui culmine dans la hache abattue sur la tête de Matthias. Le spectateur a l’impression qu’on vient de pousser la victime à terre. Les mains que pose l’Apôtre sur les marches, comme pour se soutenir, donnent à la scène un caractère pathétique.
Une vie donnée
Le contraste le plus fort réside dans les vêtements. Alors que Matthias est paré d’un ample et somptueux manteau vert, les soldats et les notables arborent des tenues tapageuses, multicolores et très ornementées, évocatrices de désordre. De même les faciès expressifs de ces hommes livrés aux passions mettent-ils en valeur la paix du visage de Matthias. La grande auréole centrale, qui entoure la hache comme pour signifier par avance la victoire de la vie sur la mort, accentue la noble simplicité qui émane de l’Apôtre. Bien qu’il l’ait située à la moitié inférieure du panneau, le peintre a fait en sorte que la figure de Matthias domine la composition, non seulement en lui conférant une taille bien supérieure à celle des autres protagonistes, et en utilisant l’auréole, mais aussi en concentrant sur lui tous les regards. Les bourreaux et les spectateurs se repaissent de son supplice ; la statue du Christ bénissant est aussi dirigée vers Matthias, mais une ligne imaginaire formée par le corps du saint renvoie en retour au Christ pour lequel il donne sa vie. Le sceptre de guingois porté par le dignitaire chamarré qui surplombe saint Matthias révèle la vanité illusoire du pouvoir terrestre fondé sur la violence, face à la paix qu’apportent le Christ et ses témoins.
« À la grandeur de sa fidélité, disait Benoît XVI, s’ajouta ensuite l’appel divin à prendre la place de Judas, comme pour compenser sa trahison. Nous pouvons en tirer une leçon : même si dans l’Église ne manquent pas les chrétiens indignes et traîtres, il revient à chacun de nous de contrebalancer le mal qu’ils ont accompli par notre témoignage limpide à Jésus Christ, notre Seigneur et Sauveur. » Comment ne pas penser en lisant ces lignes à tous ceux qui ont imité Matthias dans le don de leur vie, près ou loin de nous, dans ces dernières années ? Leur « témoignage limpide » éclaire notre route et contrebalance le mal.
Delphine Mouquin
Le martyre de saint Matthias (v. 1435), Stefan Lochner (c. 1410-1451), Francfort (Allemagne), Städel Museum.Photo : CC BY-SA 4.0 Städel Museum, Frankfurt am Main
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Odilon Redon (1840-1916), ce roi des mondes imaginaires, refusait qu’on le qualifiât de peintre spiritualiste, encore moins de peintre chrétien, bien que le Christ et l’Évangile occupassent une place centrale parmi ses thèmes de prédilection. Profondément croyant mais non pratiquant et méfiant à l’égard de l’Église catholique, il considérait que le spirituel d’une œuvre ne vient pas de son auteur mais est une dimension inhérente à la réalité. Cette dimension invisible du réel, c’est précisément, pour lui, la mission de l’artiste que de la faire voir.
La représentation de la Vierge Marie que vous pouvez contempler en couverture de votre Magnificat, peut être aussi bien interprétée comme une Vierge de l’Annonciation que comme une Mère au pied de la croix. De par son histoire unique, elle doit être contemplée comme une œuvre fondamentalement mystique. À la mort du peintre, on l’a retrouvée, en cours d’exécution, sur son chevalet. Il est donc légitime d’y voir une bouleversante expression picturale de l’ultime prière du peintre, avant qu’il ne remît son âme entre les mains du Père :
Sainte Marie, Mère de Dieu, prie pour moi,
pauvre pécheur,
maintenant, oui maintenant, à l’heure de ma mort…
Nimbée d’une nuée mystérieuse, peinte aux couleurs du sang et de l’eau qui jaillirent du cœur transpercé de Celui qui a accompli comme défaite définitive de la mort la mort de tous les êtres humains de tous les temps, la Mère de Dieu se tient, jusqu’à la fin du monde, debout au pied de la croix de tous les agonisants. Elle est toujours là quand survient le « maintenant » de l’heure de notre mort. Les yeux clos, elle tient dans sa main gauche le livre de l’Écriture qui s’accomplit parfaitement par l’incarnation du Fils de Dieu en son sein – plénitude révélant par surcroît la surnaturelle raison de vivre et de mourir de tout être humain. Cette main tenant le Livre est posée sur son cœur, signifiant que précisément en son cœur uni au cœur de Dieu son fils, Marie est la Mère de notre espérance et la Porte du ciel. Aussi veille-t-elle précieusement sur le destin de chacun de ses enfants chéris, au moment tragique entre tous de leur grand passage.
Et nous, pauvres pécheurs, qui tout au long de notre vie avons récité chaque jour, par dizaines : « Priez pour nous, maintenant et à l’heure notre mort », comment pourrions-nous douter que la Mère de Dieu et notre mère sera bien présente et agissante à notre chevet, quand l’heure de notre passage de ce monde à notre Père sera venue ? Dans son livre Les Gloires de Marie, saint Alphonse de Liguori raconte cette anecdote : « Saint Jean de Dieu, se trouvant près de mourir, attendait la visite de Marie : il aimait tant cette bonne Mère ! Ne la voyant point paraître, il s’attristait et peut-être s’en plaignait-il. Quand le moment fut venu, la divine Mère se montra devant lui, et, comme pour le reprendre tendrement de son peu de confiance, elle lui adressa ces paroles si réconfortantes pour les serviteurs de Marie : “Ce n’est pas ma coutume d’abandonner à pareille heure ceux qui m’ont suivie.” » D’une manière poignante, l’ultime œuvre d’Odilon Redon atteste qu’à l’heure de leur mort, la Mère de Dieu n’abandonne pas, non plus, ceux de ses enfants qui au long de leur vie ne l’ont pas suivie.
Pour que la mort de tous, jusqu’au plus endurci des pécheurs, soit une victoire sur la mort, car telle est la volonté du Père, que pas un seul de ses enfants ne se perde, nous pouvons, à l’occasion d’une dizaine ou d’une autre, modifier légèrement la formule de notre prière, pour dire :
Sainte Marie, Mère de Dieu,
priez pour tous les pécheurs qui ne vous prient jamais,
maintenant et à l’heure de leur mort. Amen.
Vierge (1916), Odilon Redon (1840-1916), Bordeaux, musée des Beaux-Arts. © Mairie de Bordeaux, musée des Beaux-Arts, photo L. Gauthier.
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