La Crucifixion avec saint Jérôme et saint François (1445-1450),
Francesco Pesellino (1422-1457),
Sur cette croix dorée à la manière d’un trône, élevé comme un roi vers le soleil qui va se cacher, le Christ meurt comme le dernier des hommes ; il se désiste de tout, en notre faveur et pour nous sauver.
Son sang versé
Il ne nous est pas indifférent que Pesellino ait utilisé si parcimonieusement le rouge dont il peignit le sang du Christ : un toit surligné de vermillon dans la ville hors de laquelle le Messie a été crucifié, un soleil enflammé font contrepoint aux ruissellements vermeils, discrets le long des bras, plus nets sous les pieds jusqu’au crâne, et au jaillissement du côté du Christ. Au centre de la composition, le regard est surtout arrêté par le panneau rouge où des initiales indiquent « Jésus le Nazaréen Roi des Juifs », et par la croix rouge sur l’auréole, qui signale que ce saint est le Saint de Dieu, le Fils.
Sans dolorisme mais avec acuité, le peintre nous rappelle que le sang du Christ a été versé pour nous : Nous sommes justifiés par son sang (Rm 5, 9), ce sang précieux, celui d’un agneau sans défaut et sans tache, le Christ (1 P 1, 19) dont la lettre aux Hébreux nous explique qu’il remplace, en les portant à leur accomplissement, tous les sacrifices de l’ancienne Alliance.
L’exposition en cours (jusqu’au 10 mars 2024) à la National Gallery de Londres met en lumière la ductilité du pinceau de Francesco di Stephano, connu sous le diminutif de Pesellino parce qu’il était fils et même petit-fils de peintres (les Pesello). De petites scènes ou des prédelles représentant des vies de saints (Côme et Damien, François d’Assise), ainsi que des coffres de mariage, figurant notamment la vie de David, font partie du corpus qu’on rattache à son pinceau. Une seule œuvre peut lui être attribuée avec une entière certitude : il s’agit d’un retable aujourd’hui conservé à la National Gallery de Londres, consacré à la Trinité, et réalisé pour une église de Pistoia au milieu du xve siècle – ce « Quattrocento » dont Pesellino est un bon représentant. Mais dans notre Crucifixion, sans doute datée du début de sa carrière, Pesellino adopte un style très simple, presque dépouillé, dans une gamme chromatique réduite, qui rappelle davantage les fresques de fra Angelico que les détails élégants des œuvres de Lippi.
Son corps livré
La composition, elle aussi, opte pour une simplicité efficace, faisant de la tête du Christ le point focal de l’œuvre, à la fois au centre de la barre horizontale de la croix, au sommet d’un triangle suggéré par les lignes imaginaires dessinées par les deux saints, et dans l’axe vertical si significatif qui va d’un pélican blanc sur fond noir à un crâne et superpose ainsi trois corps. Le pélican représente l’oblation de soi-même : on pensait qu’il s’ouvrait le cœur pour nourrir ses petits, leur donnant littéralement sa chair à manger, ce qui en fait très tôt un symbole christologique. Il se contorsionne ici pour se frapper la poitrine au-dessus de ses petits, peints dans une sorte de grisaille. Leur nid est placé sur un arbre noir qui prolonge la croix, nous rappelant que l’offrande consentie par Jésus fait de l’instrument du supplice l’arbre de la vie : « Voici le bois de la Croix, qui a porté le salut du monde », proclamons-nous le Vendredi saint. Le troisième corps évoqué par le peintre, de manière tout à fait traditionnelle, est celui d’Adam. Le crâne surplombé par la croix rappelle le nom du lieu où fut crucifié Jésus, « Golgotha » qui signifie « Crâne » (cf. Mt 27, 33), mais manifeste surtout la victoire du Christ sur la mort et le péché : le « vieil homme », l’Adam (homme et femme) mortel, est promis à la vie, non pas tant par une manœuvre de substitution par laquelle Dieu donnerait son Fils en échange de la vie de l’Adam, que parce que l’amour, qui est la vie en plénitude, s’est accompli jusqu’au bout.
Les saints postés de part et d’autre de la croix ont vécu dans leur propre corps à la fois la souffrance et l’offrande. Pesellino le montre sur ce panneau à travers les discrets stigmates portés par le saint d’Assise ainsi que par le corps de Jérôme, marqué de rouge au centre de la poitrine, comme si le sang du Christ l’avait aspergé. Le pénitent du désert, tenant d’une main un chapelet et de l’autre ce qui, ressemblant à une pierre, fait allusion à ses jeûnes, et le pauvre d’Assise sont peints avec une grande sobriété, vêtus de tuniques dont nous ne voyons même pas les ceintures : donnés dans leur corps comme l’est celui qu’ils regardent.
Venez, adorons !
Saint Jérôme, saint François sont à genoux en un geste d’adoration, que les mains ouvertes de François expriment clairement. Les deux saints convoqués dans ce tableau de dévotion constituent un relais entre nous-mêmes et le Christ vers lequel ils se tournent avec admiration et amour. Avec Éloi Leclerc, nous pouvons imaginer les pensées de saint François et nous y joindre : « Le Christ était mort. Il s’en était remis à son Père, dans un désistement radical. Il avait accepté l’échec. Sa vie humaine, son honneur humain, sa peine humaine elle-même, tout cela s’était effacé à ses yeux et avait cessé de compter. Il ne restait plus que cette seule réalité démesurée : Dieu est. Cela seul importait. Cela seul suffisait : que Dieu soit Dieu. Tout son être s’était courbé devant cette seule réalité. Il avait adoré l’Unique. Il était mort dans cette acceptation sans réserve. Dans cette extrême pauvreté et ce suprême accueil. Et la gloire de Dieu l’avait saisi. »
Cette œuvre relativement petite (60 sur 50 cm environ) ne se veut pas reproduction historique de la mort de Jésus de Nazareth ; bien au contraire, la présence de Jérôme et de François et l’absence de tout autre personnage, la douceur de ce paysage que les couleurs rendent harmonieux et équilibré – la ville à gauche, la colline à droite –, la sobriété de la palette en font une scène à regarder depuis l’intériorité de notre prière : à contempler.
Delphine Mouquin
Agrégée, docteur en lettres modernes
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