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La Purification du Temple

Le 1 novembre 2025

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La Purification du Temple (vers 1595-1600),

Domenico Theotokopoulos, dit le Greco (1541-1614),New York (États-Unis), The Frick Collection.

 Le Greco a représenté cinq fois l’épisode où Jésus chasse les marchands installés sur le parvis des gentils, au Temple de Jérusalem. Une première version (à Washington), date des années vénitiennes de ce jeune Crétois. Comme dans une version un peu plus tardive, réalisée à Rome et conservée à Minneapolis, l’artiste a choisi un cadrage très large qui dégage le premier plan et les côtés. Les trois tableaux suivants, tous réalisés en Espagne, obéissent à un modèle resserré où le cadrage est très proche du Christ, quitte à menacer la perspective et le confort du spectateur. Ceux de Londres (1600) et de l’église San Ginés à Madrid (1610) sont assez grands ; celui de la Frick Collection, prestigieuse galerie de New York qui a rouvert récemment après d’importants travaux de rénovation, est d’un plus petit format.

Peindre autrement

Le thème de la Purification du Temple de Jérusalem s’inscrit dans l’élan donné par le concile de Trente (1545-1563) à l’art religieux : non seulement il raconte un épisode évangélique très connu, mais en outre il s’appliquait au Concile lui-même, dans les efforts entrepris pour purifier l’Église catholique des hérésies. Philippe II, roi d’Espagne, était désireux de mettre en œuvre les recommandations conciliaires ; Domenico Theotokopoulos n’a pourtant pas trouvé auprès de lui le mécénat royal qu’il venait chercher, parce qu’il ne pouvait fournir la peinture claire, lisible, didactique, qui était attendue. Grand facteur de portraits, sollicité par les ordres religieux à Tolède où il s’installa alors, le Greco a ensuite connu un tel déclin de faveur qu’il est mort ruiné, avant d’être oublié pendant près de trois siècles. Il n’est pas impossible, c’est du moins l’hypothèse de Guillaume Kientz, que l’épisode des marchands du Temple prenne chez lui une autre signification : aux yeux de ce peintre ambitieux, qui avait l’audace de dénigrer Michel-Ange, peu d’artistes trouvaient grâce, et on pourrait voir dans la scène, surtout si l’on garde en tête que l’une de ses premières versions intégrait des portraits de peintres célèbres, un manifeste pour une peinture nouvelle – la peinture libre, éclaboussée de couleurs, toujours surprenante, du Greco.

Violence du prophète ?

Jésus expulsa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le Temple ; il renversa les comptoirs des changeurs et les sièges des marchands de colombes, dit Matthieu (21, 12) en des termes très proches de ceux de Marc, auxquels Jean apporte davantage de violence dans le texte que nous lisons au jour de la Dédicace de Saint-Jean-de-Latran : Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici » (Jn 2, 15-16). Comment comprendre que le doux maître agisse de la sorte ? On le conçoit d’autant moins que changeurs et vendeurs exerçaient des activités légales, encadrées et nécessaires à la vie du Temple : il fallait bien troquer les pièces aux effigies d’empereurs romains ou de rois étrangers contre les « sicles » juifs purs de toute idolâtrie ; il fallait bien vendre les animaux pour le sacrifice… On a fait l’hypothèse que le Christ aurait visé les grands prêtres ayant, à des fins d’enrichissement personnel, autorisé le transfert de ce commerce vers la cour du Temple. On a aussi interprété l’événement en supposant que ces marchands, malhonnêtes, pratiquaient des prix indus. La toile du Greco oriente peut-être vers cette dernière explication, en représentant à droite une femme, apparemment indifférente au tumulte qu’elle côtoie, absorbée dans la contemplation d’un petit objet posé sur sa main. On pense à l’obole de la veuve. Le Greco a-t-il imaginé que Jésus, qui juste après l’épisode, et dans le même Temple, guérit des aveugles et des boiteux (cf. Mt 21, 14), ait permis à cette femme de n’être pas dupée par un changeur ? À moins qu’elle n’ait de justification que picturale, dans le repos et le calme que procure son passage.

Cette colère du Christ n’est pas sans rappeler celle de prophètes comme Jérémie ou Néhémie ; elle met en garde contre la dérive d’un culte ritualiste. Elle est mise en relief par le Greco grâce au vêtement rouge – le seul – de Jésus, qui occupe toute la hauteur de la toile, au centre, s’avançant vers le spectateur. Une lumière blanche inexplicable l’enveloppe, comme un coup de projecteur.

Un lieu pour le Seigneur

Le Christ fend la foule en deux. Sur la gauche, c’est l’effroi. Les corps, que le Greco a imbriqués les uns dans les autres, fuient, se tordent pour s’échapper. La peur manifestée par le personnage de dos, en jaune, coude levé, donne le ton : tous cherchent à se protéger. Le relief qui surmonte cet ensemble chaotique représente Adam et Ève chassés du jardin d’Éden, en une superposition qui parle d’elle-même. À droite, par contraste, les disciples forment un groupe statique, étagé, fermement établi sur l’Apôtre Pierre, agenouillé et admiratif. Le peintre a dramatisé un moment de partage entre ceux qui cherchent à faire la volonté du Père et les autres. La colère du Christ devant l’avilissement de la maison [du] Père (Jn 2, 16) en caverne de bandits (Mt 21, 13 ; Lc 19, 46) s’applique par excellence au temple que nous sommes. Le même verbe « expulser » désigne l’expulsion des marchands et celle des démons. Jésus s’avance avec autorité vers nous, spectateurs, pour nous rappeler de purifier nos vies de ce qui n’est pas sa présence, ou plus exactement pour nous rappeler qu’il a le pouvoir de nous purifier, à la fois parce qu’il est Dieu tout-puissant, et parce qu’il a donné sa vie pour nous : le second relief, au-dessus des Apôtres, raconte le sacrifice d’Isaac, préfiguration de celui du Christ. N’est-il pas celui qui vient remplacer le Temple de Jérusalem, lui, le vrai Temple de la Miséricorde ? Comme les disciples qui le contemplent, laissons-le préparer chez nous un lieu pour lui.

Delphine Mouquin
Agrégée et docteur de lettres modernes.

Pour aller plus loin

  • Guillaume Kientz et Charlotte Chastel-Rousseau (dir.), Greco, cat. exp. Grand Palais, Paris, 16 octobre 2019 au 10 février 2020, Paris, RMN et Louvre éditions, 2019.

  • Jean-Paul Marcheschi, Le Greco. Un grand sommeil noir, Nantes, Art 3, 2019.

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