Incrédulité de saint Thomas (1572), Giorgio Vasari (1511-1574)
Le quatre-cent-cinquantenaire de la mort de l’un des pères de l’histoire de l’art
Le 27 juin 1574, s’éteignait Giorgio Vasari, que les historiens de l’art s’accordent à considérer comme l’un des pères fondateurs de leur discipline. Architecte et peintre, ce proche de la famille florentine des Médicis est surtout passé à la postérité pour avoir participé, en 1563, à la fondation de l’Académie de dessin de Florence et pour avoir publié, en 1550, Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, réédité en 1568. Cet ouvrage, majeur pour la connaissance de la production artistique de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, « un des trésors que l’on doit à l’Italie » (André Suarès), fait souvent oublier que Vasari fut aussi un praticien. De l’architecture, tout d’abord : il construit à Florence le Corridoio, passage couvert reliant le Palazzo Vecchio au Palais Pitti à Rome la villa Giulia – qui lui vaut de collaborer avec Vignole et Bartolomeo Ammanati –, et apporte des modifications sensibles aux églises florentines de Santa Maria Novella et de Santa Croce. De la peinture, ensuite. Passé par l’atelier d’Andrea del Sarto, grand admirateur de Raphaël et surtout de Michel-Ange, il adopte résolument le goût maniériste de ces grands maîtres, sans cependant parvenir à les égaler véritablement.
Célébrer le Christ et son Église
Lorsqu’en 1572 Tommaso et Francesco Guidacci commandent un retable à Giorgio Vasari pour leur chapelle de l’église de Santa Croce, l’artiste est au faîte de sa renommée. Quelques années auparavant, en 1565, Côme de Médicis l’a chargé de repenser tout le décor intérieur de la paroisse florentine, en développant, pour chacune des chapelles latérales, un programme iconographique qui s’attache à célébrer la passion du Christ et ses apparitions après sa résurrection. L’Incrédulité de saint Thomas s’inscrit dans ce cycle christologique. Le choix des sujets n’a rien d’anodin. Moins de dix ans après la fin du concile de Trente, il s’agit de réaffirmer certains préceptes de la foi mais aussi le rôle de l’Église. Adepte d’un maniérisme que le Concile – sans jamais le nommer – récusait en partie puisqu’il avait conduit à des excès – notamment la déformation des corps – en accordant à la « grâce » le primat sur l’exactitude de ce qui était représenté, Vasari parvient à un subtil équilibre entre liberté du dessin et vérité du sujet. De la bella maniera qu’il admirait chez Michel-Ange, il reprend la ligne serpentine des corps, la juxtaposition des figures, le traitement complexe de l’espace, la perfection des détails. Mais il tient une ligne de crête et ne sombre ni dans une « grâce excédant la mesure », ni dans un « jeu de pure virtuosité stylistique, de pure recherche formelle, ce qui est contraire à la création » (Giovanni Pietro Bellori). Il fait fi cependant d’une partie de la réalité historique, plaçant l’événement dans un palais qui évoque bien davantage l’architecture florentine de son temps que les bâtiments antiques de Jérusalem. Ce cadre majestueux lui permet d’organiser son tableau comme un véritable metteur en scène : le Christ et Thomas sont placés au centre, devant l’ouverture en plein cintre qui ouvre sur un escalier conduisant à un autre édifice. De part et d’autre, suivant la perspective, se tiennent au moins neuf des douze Apôtres, dont quelques-uns sont identifiables : saint Pierre au premier plan, à droite, les clés dans une main et un livre dans l’autre, saint Jean derrière le Christ, les bras croisés sur la poitrine. Une foule nombreuse se tient légèrement à l’écart, tandis qu’à la partie supérieure deux figures allégoriques occupent l’espace de l’arcade. Elles symbolisent sans doute, comme le propose Clara Zajdela, la foi, et plus précisément ce que l’on espère pour celle de droite qui tient en main une pomme, symbole du péché originel, et ce qu’on ne voit pas (Hb 11, 1), pour celle de gauche qui déploie autour d’elle un voile transparent. C’est donc bien le Christ, et toute son Église, ses Apôtres et même les successeurs de ces derniers en raison de la présence, à l’arrière-plan, d’un évêque, qui sont les témoins de la profession de foi de Thomas.
Mon Seigneur et mon Dieu !
À la différence d’un Caravage dont le chef-d’œuvre sur le même sujet, exécuté trente ans plus tard, évacue tout détail narratif pour se concentrer sur cette rencontre sensible de Thomas avec le Ressuscité, Vasari inscrit la scène dans l’espace et dans la storia, affirmant la place et le rôle du collège apostolique. Pour ambitieuse que soit sa narration, elle permet cependant de méditer sur l’expérience théologale vécue par Thomas. « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28). Ce cri, Thomas le prononce après que le Seigneur l’a invité à s’approcher pour mettre son doigt dans les plaies de ses mains et sa main dans la plaie de son côté. « Cesse d’être incrédule, sois croyant » (v. 27). L’invitation du Christ est l’un des passages les plus bouleversants de l’Écriture : un exemple de la pédagogie divine et une démonstration de l’infinie miséricorde de Dieu. Vasari donne au Fils les traits d’un athlète, les bras écartés, la main droite levée, dans un geste qui pourrait sembler mettre à distance, mais qui en réalité expose sa plaie. C’est vers elle que Thomas s’avance. Son regard plonge dans cette plaie dont il approche le doigt. En contemplant cette œuvre, en méditant sur cette page admirable de l’Évangile de Jean, nous songeons à la merveilleuse réflexion d’Hans Urs von Balthasar dans Le Cœur du monde : « Comprends-le : lorsque ton cœur t’accuse, je suis pourtant plus grand que ce cœur, et je sais tout. Ose accomplir le saut dans la lumière, ne tiens pas le monde pour plus profond que Dieu, ne pense pas que j’en finirai jamais avec toi. Ta cité est assiégée, tes provisions sont épuisées : tu es contraint de te rendre. Qu’y a-t-il de plus simple et de plus doux que d’ouvrir les portes à l’amour ? Qu’y a-t-il de plus facile que de tomber à genoux et de dire : “Mon Seigneur et mon Dieu” ? »
Sophie Mouquin
Maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université de Lille.
L’Incrédulité de saint Thomas (1572), Giorgio Vasari (1511-1574), Florence, Santa Croce. © Alinari / Bridgeman Images
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