La Guérison du paralytique à la piscine de Bethesda (1559), Paolo Caliari, dit Véronèse (1528-1588)
Débutée en 2007, la restauration de l’église San Sebastiano de Venise, dans le quartier du Dorsoduro, s’est achevée au printemps 2024. Portée courageusement par l’association Save Venice, elle permet aux pèlerins et aux curieux de redécouvrir un ensemble d’une qualité remarquable.
Un orgue à nul autre pareil
Chargé du décor peint de l’ensemble de cette église, édifiée de 1506 à 1548 par l’architecte Antonio Abbondi, dit lo Scarpagnino (vers 1465-1549), Paolo Veronese put déployer son talent jusque sur les deux faces de l’orgue monumental que le prieur de San Sebastiano, Bernardo Torlioni, avait commandé en octobre 1558 à Alessandro Visentin. Le peintre intervint dès la conception de l’instrument afin qu’il s’intègre aux décors de quadratura, c’est-à-dire d’architecture illusionniste, qu’il avait exécutés quelques mois auparavant sur les murs de la nef. D’emblée, il conçoit l’orgue comme une véritable architecture, avec une arcade en plein cintre, encadrée par deux colonnes corinthiennes cannelées, reposant sur un soubassement. L’ensemble devait répondre au tombeau monumental de l’archevêque Livio Podacataro, œuvre attribuée à l’atelier du sculpteur Jacopo Sansovino (1486-1570). La caisse est confiée au maître Domenico da Treviso, la sculpture à Francesco Fiorentino et la dorure à Bartolomeo Bolognese. Tous se conforment au projet de Paolo Veronese, qui imagine une iconographie ambitieuse : à la partie basse, constituant une sorte de prédelle, la Nativité et les Vertus ; sur les volets, La Présentation de Jésus au Temple sur la face externe et La Guérison du paralytique à la piscine de Bethesda sur la face interne ; enfin sur les côtés, en grisaille, Saint Jérôme et le Bienheureux Pietro Gambacorta. Ce vaste programme iconographique permet au maître, qui jouit déjà d’une grande renommée, de démontrer sa capacité à travailler sur tous types de supports : alors que la nef est peinte à l’huile sur toile (au plafond, illustrant l’histoire d’Esther) et à fresque (sur les murs, où sont figurés l’Annonciation, des sibylles et des prophètes et des saints), et que le chœur est peint à l’huile sur toile (représentant la vie de saint Sébastien), l’orgue recourt à la technique de l’huile sur bois. Instrument musical, l’orgue de San Sebastiano est aussi une œuvre picturale, dont on peut à nouveau admirer toute la beauté et l’éclat coloré.
« Lève-toi, prends ton brancard, et marche » (Jn 5, 8)
Paolo Veronese y déploie à nouveau tout son talent d’illusionniste, avec des architectures feintes et des perspectives qui semblent prolonger la forme même de l’instrument. La scène de La Guérison du paralytique à la piscine de Bethesda se déroule dans un palais à l’antique avec de gigantesques colonnes corinthiennes cannelées rappelant celles de l’orgue lui-même et le portique décrit par l’évangéliste saint Jean qui précise que la piscine qu’on appelle en hébreu Bethzatha […] a cinq colonnades (Jn 5, 2). Veronese est fidèle au texte, représentant, à gauche surtout, la foule de malades, aveugles, boiteux et impotents (v. 3). Le Christ est figuré sur le volet droit. Il s’adresse à un homme à peine vêtu d’un linge. L’échange des regards entre Jésus et cet homme qui était malade depuis trente-huit ans (v. 5) est d’une remarquable intensité. L’épisode touche à sa fin : le paralytique ne gît plus sur son brancard, il s’est levé, et ses jambes le portent. L’ange du Seigneur qui « descendait à certains moments dans la piscine et agitait l’eau » (cf. v. 4) a fendu le ciel. À la douceur du regard de Jésus, à son geste qui invite l’infirme à prendre son brancard et à marcher, s’oppose l’agitation de la foule, à l’arrière-plan, et celle des malades, sur le volet gauche, notamment un homme, appuyé sur des béquilles, qui désigne d’un geste accusateur le Christ et le paralytique. Veronese n’a pas représenté la suite de l’épisode ni les reproches des Juifs. Pourtant, la jalousie est palpable dans l’attitude de l’homme du premier plan à gauche.
« Allumons dans nos cœurs le feu de la charité »
Guérison miraculeuse, l’épisode du paralytique à la piscine de Bethesda est aussi un enseignement du Christ sur la jalousie. Commentant ce récit, saint Jean Chrysostome médite sur ce point particulier dans sa XXXVIIe homélie : « Mais maintenant considérez, je vous prie, avec quelle malignité les Juifs se conduisirent. Ils ne dirent pas : Qui est-ce qui vous a guéri ? mais laissant cela, ils relevaient avec grand bruit cette violation du sabbat. Qui est donc cet homme-là qui vous a dit : Emportez votre lit, et marchez ? Mais celui qui avait été guéri, ne savait pas lui-même qui il était car Jésus s’était retiré de la foule du peuple qui était là (Jn 5, 12-13). Et pourquoi Jésus Christ se cacha-t-il ? Premièrement, afin que par son absence il rendît le témoignage exempt de tout soupçon : car celui qui avait en lui-même le sentiment et la preuve du rétablissement de sa santé était un témoin du bienfait tout à fait digne de foi ; en second lieu, pour n’allumer pas davantage dans leur cœur le feu de leur colère ; il savait que la seule présence de celui qui est en butte à l’envie est capable d’en attiser le feu. […] Voyons, mes frères, combien est grand le mal que produit l’envie ; voyons de quelle manière elle aveugle les yeux de l’âme pour la ruine de celui qui l’éprouve. Comme souvent ceux qui sont transportés de fureur se plongent le poignard dans le sein ; de même aussi les envieux, ne regardant qu’à la perte de celui à qui ils portent envie, se précipitent avec une brutale impétuosité à la leur propre. »
Sophie Mouquin
Pour aller plus loin
– David Rosand, Paolo Veronese, Turnhout, Brepols, 2023.
– Augusto Gentili et Michele Di Monte, Veronese nella chiesa di San Sebastiano, Venise, Marsilio, 2005.
– Davide Gasparotto et Xavier Salomon, La Chiesa di San Sebastiano a Venezia. Guida, Venise, Save Venice, 2024.
La Guérison du paralytique à la piscine de Bethesda (1559), Paolo Caliari dit Véronèse (1528-1588), Venise, église San Sebastiano. © Matteo De Fina. Courtesy of Save Venice.
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