Le Départ des Missionnaires (1868), Charles de Coubertin (1822-1908)
Mission et don
Partir en mission ! Quitter ceux que l’on aime. Tout quitter pour Le suivre : n’est-ce pas là l’appel de tout chrétien ? « Nous avons tout quitté pour te suivre », dit Pierre à Jésus (Mt 19, 27). La réponse du Christ est édifiante : « Ceux qui le suivent siégeront sur les douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (v. 28). Mais à la promesse du ciel s’ajoute l’exigence du chemin : « Celui qui aura quitté, à cause de mon nom, des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, ou une terre, recevra le centuple, et il aura en héritage la vie éternelle » (v. 29). Il faut donc bien tout quitter, renoncer à tout pour suivre le Christ. Mais il en est de la diversité des missions comme des fleurs : des variétés par milliers. Entre saint François Xavier (1506-1552) qui partit jusqu’aux confins de l’Asie et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (1873-1897), qui passa l’essentiel de sa vie en Normandie, les modalités missionnaires peuvent sembler opposées ! Et pourtant… nulle hiérarchie dans la sainteté de ces deux suiveurs du Christ. Tous deux furent déclarés patrons des missions par Pie XI, le 14 décembre 1927. L’Église signifiait ainsi que nous sommes tous appelés à nous mettre à la suite du Christ, dans l’extrême diversité et variété de nos appels spécifiques. La fécondité spirituelle et missionnaire de Thérèse ne se mesure pas en kilomètres parcourus. L’essentiel n’est-il pas de donner sa vie au Christ ? Nous livrer sans réserve : c’est à cela que nous sommes appelés. Pour certains, le don de sa vie passe par le départ, par la mission au loin, par le déracinement.
Les Missions étrangères
C’est le sens même des Missions étrangères. Partir en mission, mais au loin. Tout quitter, au propre comme au figuré. C’est ce départ que représente le peintre Charles de Coubertin en 1868. L’iconographie est rare : elle est intimement liée à cette société de vie apostolique, fondée en 1658 pour l’évangélisation de pays non chrétiens et en particulier de l’Asie. Le départ en mission était solennisé au cours d’une cérémonie pendant laquelle les missionnaires étaient salués par le public qui leur embrassait les pieds, alors que résonnait (après 1851) le Chant des missionnaires qu’avait composé Charles Gounod (1818-1893). C’est l’émotion de la séparation que transcrit le peintre qui s’est lui-même représenté sur la scène, à gauche, contre le mur. Des mères, des frères, des sœurs, des amis, jeunes et vieux, viennent dire au revoir à ceux qui, sans doute, ne reviendront pas, et qui peut-être payeront leur attachement au Christ au prix de leur vie. La scène n’a rien d’un songe. Elle représente la famille du peintre et ses contemporains : les deux enfants Coubertin dont le tout jeune Pierre, passé à la postérité grâce aux jeux olympiques, qui se tourne vers le spectateur, Henri Lacordaire (1802-1861) vêtu de son habit de dominicain, Charles Gounod qui embrasse l’un des trois jeunes missionnaires, un autre étant le futur saint Just de Bretenières (1838-1866), mort décapité en Corée en 1866, canonisé le 6 mai 1984, et Mgr Jacques-Léon Thomine-Desmazures (1804-1869), premier évêque du Tibet, qui vient de fermer son bréviaire. Scène de famille et de familiers donc : ce sont des frères, des amis qui partent. La chronologie n’est pas rigoureuse : Lacordaire mourut en 1861, saint Just de Bretenières quitta la France en 1864, et le jeune Pierre de Coubertin naquit en 1863. Il est donc impossible qu’il ait eu l’âge que son père lui donne puisqu’il lui prête les traits d’un enfant de cinq ou six ans, tout comme il est impossible que Lacordaire ait été présent au départ du futur martyr de Corée. Mais ce n’est pas tant l’exactitude historique de l’événement que ce qu’il traduit qui est représenté. Le peintre a ordonné sa composition en restituant le rituel de la cérémonie : les trois missionnaires sont au centre, devant l’autel, les fidèles s’approchent en procession, pour leur baiser les pieds – rappelant ainsi le geste de Béthanie (cf. Lc 7, 37-38) – et les embrasser. L’on pleure leur départ, mais l’on célèbre leur service. « Partez, hérauts de la Bonne Nouvelle ! »
Croire au Christ et souffrir pour lui
Si le rite du baisement des pieds n’appartient plus à la cérémonie du départ des missionnaires des Missions étrangères de Paris, son souvenir par l’œuvre de Coubertin nous rappelle le lien intrinsèque qui unit mission et service. Nous sommes tous appelés à suivre le Christ, mais certains ont reçu l’appel particulier du martyre : Just de Bretenières, représenté le regard tourné vers le ciel, est déjà mort, martyr, lorsque la toile est exécutée. Saint Jean-Paul II n’a cessé de rappeler, dans son enseignement comme par sa vie, que « le Mystère de la Croix est toujours présent dans la vie chrétienne. […] Comme toujours dans l’histoire chrétienne, les “martyrs”, c’est-à-dire les témoins, sont nombreux et ils sont indispensables à la marche de l’Évangile. Les paroles de Paul aux Philippiens nous reviennent en mémoire : C’est par sa faveur qu’il vous a été donné, non pas seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour lui (1, 29). Le même Apôtre encourage Timothée, son disciple, à souffrir sans honte, avec lui, pour l’Évangile, aidé par la force de Dieu (cf. 1 Tm 1, 8). La mission tout entière de l’Église, et, de manière spéciale la mission ad gentes, a besoin d’apôtres disposés à persévérer jusqu’au bout, fidèles à la mission reçue, en suivant la même voie que celle parcourue par le Christ, “la voie de la pauvreté, de l’obéissance, du service et du sacrifice de soi jusqu’à la mort” ». Combien d’apôtres des temps modernes ont suivi cette voie ! L’œuvre de Charles de Coubertin nous enseigne que le peuple de Dieu a besoin de vivre une fraternité profondément missionnaire : à ceux qui restent, il est demandé de prier, sans relâche, mais à ceux qui reçoivent l’appel à tout quitter pour annoncer ad gentes, il est demandé de partir ! « La mission est un problème de foi ; elle est précisément la mesure de notre foi en Jésus Christ et en son amour pour nous » (saint Jean-Paul II).
Sophie Mouquin
Maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université de Lille.
Le Départ des Missionnaires (1868), Charles de Coubertin (1822-1908), Chapelle des Missions Étrangères de Paris. © Photo : M.E.P.
Autres commentaires