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Je vous donne ma paix
Pierre-Marie Varennes

Vocation de saint André et de saint Pierre (1584-1588)
Federico Barocci (1535-1612)
L’austère Escurial édifié par Philippe II d’Espagne au nord de Madrid, entre 1563 et 1588, était un palais autant qu’un monastère, empli de reliques et d’ouvrages religieux de toutes sortes. Centre d’un pouvoir temporel, il constituait aussi un manifeste de l’élan religieux de la Contre-Réforme, dans le sillage du concile de Trente, en une Espagne où la narration imagée des vérités de la foi prend, comme dans toute l’Europe catholique, un essor durable. La grande Vocation de saint André et de saint Pierre est entrée à l’Escurial en 1588. Le duc d’Urbino, Francesco Maria della Rovere, offrit au roi ce tableau de Federico Barocci, artiste italien qui avait réalisé entre 1583 et 1586 une première version du même épisode (actuellement à Bruxelles). Le contrat de Barocci stipulait sans doute qu’il ne pût copier l’œuvre, car il est précisé qu’il peignit la deuxième version de mémoire. Elles sont pourtant presque identiques. Le roi d’Espagne goûta tellement la Vocation de saint André et de saint Pierre qu’il caressa l’idée de faire venir Barocci en Espagne : la mauvaise santé et, dit-on, la misanthropie du peintre empêchèrent que le projet se réalisât, mais trois autres toiles du « Baroche » devaient par la suite rejoindre les collections royales. Il faut dire que Barocci, peu connu aujourd’hui, était l’un des peintres les plus renommés des Marches, cette région de l’Italie située autour d’Ancône, dont fait partie Urbino. Il était si envié de ses rivaux que ceux-ci lui auraient administré un poison qui, sans le faire mourir, l’affaiblit durablement…
Rencontre
Fils de sculpteur, Barroci se situe dans la tradition de Raphaël ; à la délicatesse du dessin il mêle un sens très nuancé de la couleur, marqué par l’influence de l’école vénitienne. La toile de l’Escurial en est un parfait exemple. Elle repose sur le contraste chromatique entre le rouge du manteau du Christ et le jaune de la tunique de l’Apôtre agenouillé ; rehaussés tous deux d’une couleur plus pâle, ils ressortent sur le traitement atmosphérique du fond, avec ses dégradés de bleu, de gris et de jaune. L’état de conservation du tableau, dont les glacis sont très endommagés, est pour quelque chose dans l’effet de brume qui nimbe tout le paysage, mais ce sfumato accentué est aussi une manière de mettre en valeur la scène du premier plan.
Les Évangiles de Marc et de Matthieu, qui racontent ce premier appel, le font avec une grande sobriété de détails : Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et son frère André, qui jetaient leurs filets dans la mer ; car c’étaient des pêcheurs. Jésus leur dit : « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent (Mt 4, 18-20). Barroci a ajouté à la scène le dynamisme de l’arrivée de la barque : des trois pêcheurs présents, l’un a déjà mis un genou en terre devant Jésus, tandis que l’autre est en train d’enjamber le flanc de l’embarcation pour descendre, et que le troisième achève de pousser le bateau sur la grève. Tous trois tournent la tête vers ce prophète qui prêche l’avènement du royaume des Cieux et la conversion (cf. Mt 4, 17) : trois têtes échelonnées à droite du tableau et dont les regards, dramatisés par le jeu d’ombres et par la posture, convergent vers Jésus. Son visage, couronné d’une translucide auréole, devient le point focal de la composition. Les personnages de Barocci ont souvent ces traits triangulaires au nez fin, empreints d’une profonde douceur, qu’il a donnés ici au Christ. « On a dit que la douceur était le résumé de toutes les vertus chrétiennes : elle est faite surtout de bienveillance et de patience, de respect et d’amitié pour toutes les âmes, et même pour tous les êtres, puisqu’une personne douce est douce envers les choses comme envers les hommes. L’art de contempler les choses divines, c’est l’art d’être calme. […] La douceur est faite aussi d’indulgence et de miséricorde, d’une lucidité qui fait voir les êtres dans la clarté divine de chacun, ne retenant que les raisons d’avoir confiance et d’aimer » (Un chartreux, Amour et silence). Ce Christ semble n’être qu’amour envers l’homme agenouillé, qu’il regarde en baissant les yeux, d’un regard adressé à lui seul.
Double appel
De quel Apôtre s’agit-il, Pierre ou André ? Le titre de l’œuvre de l’Escurial porte André et Pierre ; celui du tableau de Bruxelles, Pierre et André, comme celui d’un beau dessin du Louvre ; mais un autre dessin, conservé à Windsor, s’en tient à André, et la première version de l’œuvre était destinée à un oratoire à saint André. La couleur jaune est souvent réservée à Pierre, qui est fréquemment représenté à genoux devant Jésus, par exemple dans les tapisseries conçues par Raphaël pour le Vatican et sur les cartons qui leur servirent de modèles. Or rien n’indique, dans le texte, que l’un des hommes ait précédé l’autre dans sa hâte à répondre à l’appel, et l’on peut choisir d’embrasser cette incertitude pour retenir l’idée d’un appel commun. Simon, qui devint le premier des Apôtres, est indissociable ici de son frère André, que l’on appelle parfois le « protoclet », le premier appelé, parce que, dans l’Évangile de saint Jean, c’est à lui que Jean Baptiste désigne « l’Agneau de Dieu » et par lui que Simon vient à Jésus (cf. Jn 1, 36-42). La toile du Baroche donne à voir, en le décomposant, un mouvement unique par lequel les disciples se précipitent vers le Seigneur, comme s’ils l’avaient toujours attendu – comme s’ils le reconnaissaient – pour se mettre entièrement, ainsi que le suggère le geste du disciple agenouillé, au service du Maître humble et doux. Élan de l’amour.
Delphine Mouquin
Agrégée et docteure en lettres modernes.
L'appel de Pierre et André, Federico Barocci (v. 1535-1612), Madrid (Espagne), El Escorial. © Peter Horree / Alamy Banque d'Images.
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Hans Memling (v. 1435-1494) est, après Jan van Eyck (1390-1441), l’un des plus célèbres peintres qui aient exercé à Bruges (Belgique actuelle), alors ville phare du duché de Bourgogne. Il représente la plus aboutie des formes flamandes de la première Renaissance. Élève associé du célèbre Rogier van der Weyden (1400-1464), peintre officiel de la ville de Bruxelles, il prend son indépendance et s’installe à Bruges vers 1465, après la mort de son maître. L’œuvre qui orne la couverture de votre Magnificat date probablement de cette époque charnière dans la vie du peintre. Cet Ange porteur de paix était l’un des volets d’un triptyque, dont l’autre volet était un Ange porteur de glaive, et la partie centrale, une Pietà qui montrait Jésus mort reposant dans les bras de Marie, sa mère. À l’inventaire des biens de Marguerite d’Autriche (1480-1530), figure ce triptyque, attribué à Van der Weyden pour la Pietà centrale, et à Memling pour les anges des volets.
Voici donc l’Ange de la paix, reconnaissable comme tel à ce qu’il tient ostensiblement un rameau d’olivier porteur de fruits. Aux pays bibliques, quand se développèrent les civilisations sédentaires, les premières espèces d’oliviers cultivés mettaient vingt à trente ans depuis leur plantation avant de produire du fruit. Or, l’usage pendant les guerres était de couper et de brûler systématiquement tous les oliviers de l’ennemi. Ainsi donc, si l’on pouvait produire une branche d’olivier avec du fruit, c’était la preuve que la paix régnait depuis au moins vingt ans. De même, si la colombe a pu rapporter à Noé un rameau d’olivier bien garni, c’est qu’il se trouvait des terres émergées depuis longtemps.
Associé à l’image de la pietà, où l’on voit Jésus victime de n’avoir pas demandé à son Père d’envoyer plus de douze légions d’anges pour faire valoir son innocence et ses droits (cf. Mt 26, 53), cet ange signifie que Jésus est le Prince de la paix, que le royaume de Dieu est le Royaume de la paix, et que ses citoyens sont des artisans de paix. La main de l’ange posée sur sa poitrine atteste que les dispositions à la paix sont tout intérieures, ce sont la douceur et l’humilité de cœur.
« Ce sera bien pire pour ceux de sa maison »
Le pendant de l’Ange de la paix est l’Ange porteur de glaive. Sa main n’est pas posée sur son cœur mais projetée en avant et déployée en signe du grave avertissement de Jésus : « Je ne suis pas venu apporter la paix [sur la terre] mais le glaive ! » (Mt 10, 34) Et le tableau de la pietà nous montre la première personne qui a été frappée par ce glaive, en plein cœur : la Mère de Dieu ! Nul n’est au-dessus de son maître (Jn 15, 20). Si Jésus lui-même, vrai homme certes – mais vrai Dieu ! –, n’a pas échappé à la vindicte des forces du mal et de la mort, sa mère non plus. Et nous, ses disciples, à combien plus fortes raisons, nous n’y échapperons pas, car si les gens ont traité de Béelzéboul le maître de maison, ce sera bien pire pour ceux de sa maison (Mt 10, 25). À moins que…
En fait, il y a tellement de moyens d’échapper à ce bien pire qui nous est promis : trahir Jésus, le renier ; ou plus simplement séparer dans sa vie une sphère bien pieusement religieuse et une sphère bien politiquement correcte ; ou encore, plus confortablement, se contenter de regarder ailleurs quand on pourrait être amené à choisir entre l’amitié du monde et la fidélité à l’Évangile.
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Pour voir la Pieta, cliquez ici
Ange tenant un rameau d’olivier, Hans Memling (1435-1494), musée du Louvre, Paris. © RMN-GP / Gérard Blot.
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