Magnificat

La meilleure part

Le 1 juillet 2024

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À 20 ans, en 1538, Jacopo Robusti (1518-1594), dit Tintoretto, inaugure son atelier à Venise, dans le quartier San Polo, du côté du Grand Canal. En frontispice de l’entrée, il inscrit cette fière réclame : « Le dessin de Michel-Ange et la couleur de Titien. » Avec Titien (1488-1576) et Véronèse (1528-1588), il formera la trinité des incomparables artistes qui, au xvie siècle, firent la réputation de la Sérénissime.

Ici, le Tintoret replace la scène racontée en saint Luc (10, 38-42) dans le contexte de ce que l’Évangile selon saint Jean (11, 19-27) nous laisse entendre de l’amitié profonde qui unissait à Jésus Lazare et ses deux sœurs, Marthe et Marie. Donc, alors qu’il se dirigeait vers Jérusalem (cf. Lc 9, 53), Jésus est reçu à Béthanie chez son ami Lazare. Tandis que Marthe était accaparée par les multiples occupations du service, Marie écoutait la parole de Jésus – et Lazare, lui aussi, ici discrètement assis en face du Seigneur. Or, voici que Marthe interpelle Jésus : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider.» Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée.»

Dans une mise en scène théâtrale, au premier plan, les trois personnages principaux sont représentés dans des postures maniérées du plus bel effet. Le luxe des étoffes dont ils sont vêtus est rendu par la succession de couleurs chaudes et de couleurs froides, et leurs drapés opulents, par les jeux d’ombres et de lumières.

Le primat de la contemplation sur l’action

Cet épisode est traditionnellement présenté comme la ­promotion par le Seigneur du primat de la contemplation sur l’action, ces deux attitudes chrétiennes n’étant cependant pas, pour autant, à opposer.

De prime abord, cet épisode ne laisse pas d’étonner. Jésus n’est-il pas celui qui a dit de lui-même : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir» (Mt 20, 28a) ? Et cela, ne l’a-t-il pas prouvé exemplairement en lavant les pieds de ses disciples (cf. Jn 13, 1-17) ? Puis d’une manière suprême, indépassable, en portant pour nous la croix de nos péchés (cf. Mt 20, 28b) ? N’est-il pas celui qui nous a donné cet avertissement : « Celui qui veut devenir le plus grand parmi vous, qu’il se mette à votre service !» (Mt 20, 26) ?

On s’attendrait logiquement à ce que recevant l’interpellation de Marthe, Jésus se levât, mît un tablier comme pour le lavement des pieds, et invitât Marie à sa suite pour servir aux préparatifs du repas. Bref, on a du mal à comprendre comment Jésus pourrait tenir le service du prochain comme une chose qui n’est pas nécessaire. Et ce d’autant plus qu’en saint Luc, cet épisode vient immédiatement après la parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 29-37) où l’unique nécessaire est le service du prochain. Ce service qui sera le seul critère du Jugement dernier : « Seigneur, quand t’avons-nous vu sans nous mettre à ton service ?» s’étonneront les maudits (Mt 25, 31-46).

Comme il est de règle (Dei Verbum, n° 12), ce passage ­d’Évangile doit être mis en perspective et médité dans l’unité de la Révélation. Par exemple, le service dont il est question étant celui de la préparation d’un repas, il est loisible d’interpréter la scène sous l’éclairage de la Parole de Dieu (Dt 8, 3) reprise par Jésus lors de la tentation au désert : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu» (Mt 4, 4). Ce qui est en cause, ce ne serait pas le primat de la contemplation sur l’action, mais le primat de l’écoute de la Parole de Dieu et de sa mise en pratique sur le souci des nourritures et attachements terrestres – même les plus légitimes (cf. Lc 11, 28). Par ailleurs, on ne saurait interpréter cet épisode sans le rapprocher de celui où, au matin de Pâques, Jésus repousse la même Marie en lui disant : « Ne me retiens pas !» (Jn 20, 17). Et il l’envoie derechef se faire l’Apôtre des Apôtres.

Le Verbe de Dieu a habité parmi nous

En contemplant ce chef-d’œuvre du Tintoret, nous ­pouvons certes constater que l’attitude de Marie, assise aux pieds de Jésus, évoque la contemplation. Cependant, saint Luc n’y insiste pas, précisant essentiellement que Marie écoutait la parole de Jésus. Sans doute à cette écoute, à l’instar des deux disciples sur le chemin d’Emmaüs (cf. Lc 24, 32), le cœur de Marie était-il brûlant en elle. Et quelle meilleure part pouvait-il lui échoir que de communier à la Parole de Dieu en la recevant du Verbe en personne ! Vraiment, en ce sens, le premier service – à tout prendre l’unique nécessaire – dont le Verbe est venu nous faire grâce en habitant parmi nous, c’est de nous avoir offert de communier à lui-même, à ce qu’il est.

Le Verbe est venu chez lui, et Marie l’a reçu comme il convenait (cf. Jn 1, 11).

Pierre-Marie Varennes

Le Christ chez Marthe et Marie (v. 1580), Tintoret (1518-1594), Munich, Alte Pinakothek. © Artothek / La Collection.

 

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